Les lazaristes 

Le frère Closel a été remplacé à Saint Joseph à Marboz par le frère Faure. Une personnalité très ouverte, très attachante qui devient rapidement un ami de la famille et nous donne les clés d’accès au diplôme d’ingénieur en recommandant de postuler à une entrée en seconde aux lazaristes à Lyon. Il organise une visite avec mes parents. Le frère Adrien nous reçoit et nous fait visiter le laboratoire de physique. Il me montre un prisme et me demande ce que c’est. Je lui dis que cela sert à décomposer la lumière. Les portes de la seconde se sont probablement ouvertes à ce moment-là. 

Je pris beaucoup de plaisir à m’engager dans l’apprentissage des bases du dessin industriel. Le lettrage avec les plumes bâton ; les traits à l’encre de Chine avec le tire-ligne, les tracés au crayon à mainlevée avec des traits plus ou moins épais, continus au non ; la même palette que celle qui est offerte par les suites Adobe aujourd’hui occasionnaient des moments de jouissance par l’approche au fur et à mesure du temps d’une certaine perfection.  

La personnalité la plus forte rencontrée au cours de ces trois années vers le baccalauréat fut certainement le frère Antoine, dit « le Poun ». Il surveillait l’étude du matin et les cours de récréation. Il nous enjoignait de travailler pour « nous faire une place au soleil »

À l’entrée en seconde, je mesurais un mètre soixante-deux et je pesais 50 kg. J’ai jusqu’à 3 ans de moins que les plus âgés. On m’appelle « le petit Millet »

Je me forme en compensant ce handicap par mon habileté à manier le ballon et je me fais une place dans la cour. À la fin de la seconde, je mesure un mètre quatre-vingts et je pèse soixante-dix kilos. On m’appelle toujours « le petit Millet »

Le frère le plus déterminant fut certainement ce professeur de mathématiques qui m’enseigna la modestie. Le frère Isidore était un professeur d'un certain âge, portant la soutane, comme j'en avais connu des dizaines au cours des années précédentes. Avec chacun d'entre eux, mon attitude en classe et mes résultats occasionnaient des attitudes gratifiantes. Pour ce premier cours de l'année scolaire, il était question de discuter de la représentation d'une fonction hyperbolique. Le frère Isidore demanda si quelqu’un voulait passer au tableau. Je fis acte de candidature en levant la main. Commentant la courbe, je me permis de placer un +epsilon et un – epsilon anticipant sur le contenu du cours. Excès de zèle ! La salle de classe s'emplit immédiatement des vociférations du « frère pédagogue ». Dans un vocabulaire très personnel  et avec un accent rocailleux qui aurait pu venir du Rouergue, il tonna « Mais espèce de petit mecton, il n'y a pas plus d'epsilon que de beurre dans la houille ». Je fus d’autant plus choqué par cette agression verbale qu’en me lançant, j’avais plutôt anticipé le contraire. Il n'y eut jamais d'explication, mais il est clair qu’il avait vu en un instant de quel mal mon bien était le producteur. Par la suite, nos relations se limitèrent à la vérification objective de l’assimilation de ses cours.  

Ce professeur est mort quelques années plus tard, alors que je terminais mon diplôme d'ingénieur. Un autre frère qui l'avait assisté dans ses derniers moments m'apprit que sur son lit de mort il avait demandé de mes nouvelles. Il avait bel et bien voulu me dire que l'excellence n'est plus l'excellence quand elle est sous la dépendance de l'orgueil. J’en déduis aussi qu’en me houspillant, il me donnait un signe d’affection. Aimer l’autre n'est pas nécessairement lui dire coûte que coûte ce qu'il attend, mais quelquefois lui dire ce dont il a besoin. 

Faut-il que je cite le professeur de chimie, un laïc qui faisait de la chimie en même temps qu’il en parlait. Nous le surnommions « gardénal »

Ai-je bénéficié de cours de français ou de philosophie pendant cette période ? je ne m’en souviens pas. 

La prépa

Les candidats au concours d’entrée à l’ECAM (École Catholique d’Arts et Métiers) devaient présenter le diplôme universitaire MPC (Math, Physique et Chimie).  

Les épreuves comportaient un écrit, des travaux pratiques et un oral. L’école finançait l’appointement de thésards qui venaient nous préparer à l’oral en se plaçant dans les conditions réelles de celui-ci. Le sujet était fixé par tirage au sort dans un panier. J’avais parfaitement maîtrisé le sujet obtenu pour l’épreuve à blanc. Le thésard m’accorda 18 sur 20. Je me suis présenté à l’examen la semaine suivante. Je raconte :

Le tirage au sort me donna le même sujet. Je commence alors mon exposé avec une particulière aisance. Le professeur Cueilleron m’interrompt :

« De quel établissement venez-vous ? »  

Moi : « Je viens des lazaristes ». 

Le professeur : « C’est quoi ça ? » 

Moi : “C’est une école préparatoire au concours d’entrée à l’ECAM.” 

Il marque un temps. La réponse ne correspond pas à la raison pour laquelle il a posé sa question. Peut-être avait-il senti un candidat qui l’intéressait pour son labo ? Une autre motivation se profile alors. Le taux de réussite de nos deux classes auxquelles on accède par concours est supérieur à 90% alors qu’il est très inférieur à 50% pour les étudiants issus de l’université. Il me donne un autre sujet qu’il choisit lui-même et il me « plante ». Par la même occasion, il me prive du diplôme. 

Cette situation illégale, immorale, contraire à l’éthique professionnelle a quand même son revers positif, elle a donné à connaître sur la petitesse possible de l’homme, fut-il une éminence dans son domaine technique. Même un professeur réputé peut perdre la raison en situation de stress émotionnel sur fonds de terreau idéologique. 

À l’issue de cette préparation, mon entrée à l’école d’ingénieur a été confirmée par ma réussite.

Frère Vincent, directeur des études.