Le salariat
Pierre Legrand un patron fondateur.
Nous sommes rentrés de Tunisie après deux années de Service National Actif en 1971.
Nous avions honoré le qualificatif donné à notre mission puisque nous rentrions avec Cyril, 6 mois, notre premier enfant.
Nous possédions en tout et pour tout une voiture que les parents de Suzette nous avaient offerte et une malle en tôle dans laquelle nous avions nos effets personnels.
J’avais envoyé mon curriculum vitae à quelques entreprises et nous avions déjà eu un entretien à Longwy pour travailler dans une tréfilerie de fils d’acier. L’ECAM jouissait d’une réputation importante et l’entreprise avait manifesté sérieusement son intention de me recruter. En plus du salaire, une villa avec jardin était mise à notre disposition, le charbon pour le chauffage nous était fourni.
Le charme du paysage nous avait été vanté à l’occasion d’un tour de la ville qui nous avait amené sur les hauteurs. Cette carte postale de 1951 n’est peut-être pas explicite car nous étions 20 ans plus tard.
On comprendra que l’invitation à un premier entretien par la SOGEME à Bourg-lès-Valence ouvrait d’autres horizons.
Le rendez-vous à 14 heures fut honoré à 16 heures, au point que laissé seul dans une petite pièce à côté de la cahute du gardien, je fus pris d’une suspicion.
Cette attente forcée était partie d’un test de personnalité et il devait y avoir des caméras ici ou là pour m’observer.
Il n’en était rien.
Je fus reçu par un chef de service et son collaborateur ingénieur ECAM comme moi, mais sorti quelques années plus tôt. Puis par le chef de division qui était au-dessus du chef de service. Puis par le directeur général adjoint un personnage haut en couleur qui portait la particule comme on porterait une « légion d’honneur » familiale. Il allait par la suite considérer que je n’avais pas le standing pour que l’on me confie certaines missions. Nous roulions en effet en GS d’occasion !
Toutes les personnes rencontrées avaient le désir de me recruter mais il fallait l’accord du directeur général qui était évidemment très pris. Nous fûmes invités à une rencontre à l’occasion d’un déjeuner à la cafétéria du Casino à la sortie sud de Valence. Je dis, nous car il était précisé que je devais être avec mon épouse.
À partir de là, je dis Pierre puisque nous sommes devenus amis.
Pierre fut pris d’une somnolence post prandiale. Il avait les yeux qui se fermaient doucement et qui se rouvraient à peine plus vite.
Il donna ainsi son accord et ce fut l’occasion, le soir même de retour dans l’Ardèche chez mes beaux-parents de renier mes propos tenus à la suite de ma première visite : « je ne mettrai jamais les pieds dans cette entreprise qui est si mal organisée et qui est si peu soucieuse des gens ».
Cet accueil n’était pas représentatif de la réalité. Pierre Legrand était un patron éclairé, passionné par la technique et par l’innovation. Il avait un bel ascendant sur ses collaborateurs par un bon mix entre des restes de paternalisme, une franche ouverture à la modernité et une juste inculturation des codes d’une multinationale française d’après-guerre.
Il m’a rapidement fait confiance en me confiant des responsabilités hors hiérarchie. J’ai compris bien plus tard que j’étais dans le viseur du groupe après ce qui aurait été ici l’équivalent d’une mise en pépinière.
J’ai écrit à son intention en 2010 un petit opuscule dans lequel je fais un état des lieux de mes connaissances sur les garnitures sèches des compresseurs d’enrichissement de l’uranium par diffusion gazeuse.
Vue générale de la vallée du Chiers en 1971.
En 2015, il fut décoré de la légion d’honneur par sa marraine, Anne Lauvergon, au centre de la photo.
Il est entouré sur la photo de ses ex-collaborateurs et de Jean-Daniel Lefranc, mains croisées, dont il fut le Directeur Général.
Mais si l’on parle d’amitié, il faut considérer Colette, son épouse avec laquelle je continue à avoir de passionnants échanges.