Peinture
Dès mon plus jeune âge, j’ai eu des crayons de couleurs dans les mains.
En dehors de mon travail d’entrepreneur citoyen, mon vecteur d’expression le plus affirmé a été pendant des années la peinture. Les sources de mes tableaux sont de diverses natures, mais elles sont probablement synergiques. Elles poussent à cet élan qui produit un inattendu rodant aux frontières de l’inaccessible. Inaccessible, le beau ultime qui soumet le tracé à l’universalité du trait, de la forme, de la symbolique, du poétique, au-delà des sentiments que l’on peut attendre de la norme, par exemple le nombre d’or.
Au cours de mes études d’ingénieur, dans la continuité de ce que j’avais produit pour obtenir 18 sur 20 en Art Plastique au baccalauréat, et par la suite pendant mon séjour en Tunisie au titre du service national actif, je me suis livré à de nombreuses expérimentations dont quelques exemples sont visibles à ce lien.
Inaccessible, le vrai, tellement soumis à son meilleur ami l’ignorance. Improbable, le bon, car aux prémices de son apparition, Narcisse voile immédiatement son visage. Ainsi, devant chaque toile, je suis resté des heures en communion avec la dose de beau, de vrai et de bon qui en émanait jusqu’à ce moment d’accomplissement que constitue la signature « JCM ». Pour la première fois en 1979. Devant chaque toile, je suis resté de longs moments dans cet état ou un cocktail de neurotransmetteurs rend compatible une certaine exaltation avec la paix intérieure. Cette présence de sentiments contraires n’est probablement pas un état biologique stable, mais plutôt une vibration entre la satisfaction de soi et la satisfaction en soi qui produit un sentiment accomplissement.
Ces expériences laissent des traces.
La feuille de papier blanc d’un grain assez fin, de taille moyenne et le crayon mi-gras, finement aiguisé, ont été des objets de plaisir avant même que d’être des outils et des supports de création. Leur usage à main levée donne aussi un rapport à l’image produite que ne pourrait pas permettre l’usage de la règle ou de tout autre instrument. Il en était strictement de même, dans une seconde étape, du lin tissé fin, écru et non apprêté. Le peintre cubiste cubain Wilfredo Lam procédait de la même manière, comme j’ai pu le constater à postériori en visitant une exposition en Espagne au Musée Miro. Un texte en vers, associé ensuite à chaque image, permettait une sorte de régurgitation de ce qui avait été digéré pour la produire.
À partir des années 70 du siècle dernier, les moments à la fois les plus pénibles et les plus exaltants procurés par la peinture furent les visites de musées d’art contemporain. Pénibles, car occasions d’immenses frustrations au moment où des images mentales antérieures, bien présentes en moi, se trouvaient confrontées aux mêmes expressions picturales que celles des artistes exposés.
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Frustrations faciles à rentrer lors d’une simple confrontation à un mode d’expression dont je n’avais touché qu’à la potentialité sans avoir jamais pris le risque de me soumettre à ses contraintes. Ce fut le cas de Jason Pollock dans des projections excitantes, des années avant de le connaître. À un degré moindre, j’avais approché les phrasés d’Hans Hartung avec le fil d’une lame de rasoir.
Frustrations beaucoup plus lourdes lorsque je sentais « l’œuvre mienne ». En peinture, je ne pense pas avoir un jour créé quelque chose en étant réellement conscient ni de la forme et ni de la forme de la forme à laquelle j’allais finalement aboutir.
Je reviens encore à cette phrase merveilleuse sur un cartel associé à des pierres taillées au musée d’histoire de l’Arménie à Erevan :
"L'échange paisible de l'homme pour extraire et obtenir l'énergie spirituelle de l'image contenue dans la pierre".
L’artiste procède à un échange de même nature pour extraire et obtenir l’énergie spirituelle des images latentes stockées au cours de l’histoire dans son cerveau relié à tous ses organes. Elles sont prêtes pour une offrande au monde.
L’artiste a ses manières de faire pour extraire d’un puits sans fin, les chefs-d’œuvre perdus dans la gangue de ses conditionnements. Un jour, il en a trouvé un et son désir absolu est devenu le désir de désirer en trouver d’autres et d’en être toujours et toujours témoin auprès du monde.
Je ne mérite pas le nom de peintre car qui a vu l’or et le néglige pour une mine d’argent ne montrera jamais mieux que de l’argent.
L’homme ordinaire est comblé par les images magiques parce qu’elles ont des ressemblances avec sa collection personnelle dont il ignore l’existence. Jusqu’au jour où, après un cumul de petits plaisirs, la collection prend une couleur. Et alors, c’est le moment des grandes émotions.
Avec les cubistes et les surréalistes, ce que mon cerveau et ma sensibilité avaient fait des quelques pauvres images croisées, sans doute en classe ou dans des revues traînant à la maison, provoquait chez moi des bouffées délirantes. Ce que montrait l’artiste était aussi mien et sur ma personnalité immature provoquait une immense blessure narcissique. Chaque pièce était brûlante. Je ne pouvais pas rester devant elle. J’en saisissais toute l’essence dans une instantanéité synonyme de puissance. Picasso pointait son regard dans le mien avec cette force intérieure qui m’obligeait à fermer les yeux.
On ne se contente pas de regarder les tableaux ; ils nous regardent.
Il n’y a pas de musées d’art contemporain desquels je sois sorti indemne.
Heureusement, l’enthousiasme peut se faire l’ami de la frustration.